Emebet Woledetsadik, la perle de Fendika

Derrière une façade en tôle semblable aux autres habitations d’une rue d’Addis Abeba, se cache Fendika, le centre culturel et musical le plus réputé d’Ethiopie. Fendika – chatouilleux en Amharic – organise des performances de danse et chant, des soirées poésie, expose des artistes contemporains dans sa galerie, et attire les plus grandes légendes de la danse qui viennent goûter à cet esprit de créativité et de liberté. 34 personnes donnent vie à ce lieu : venant des quatre coins de l’Ethiopie, ils ont été recueillis par Melaku, le fondateur, qui les a logés et formés.

Emebet Woledetsadik, l’une des pupilles de Melaku et danseuse phare du centre, nous conte son parcours exceptionnel. De petite bonne à serveuse, puis caissière, son talent pour la danse a fini par transparaître chez Fendika,  et l’a menée sur les planches des festivals du monde entier.

Ethiopie

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Je suis née à Guragezon, très exactement dans un village nommé Eja Oreda, et j’y ai grandi jusqu’à mes 7 ans. C’est à cet âge-là que je suis arrivée à Addis Abeba, pour accompagner mon frère qui s’installait dans la capitale. J’ai rapidement trouvé un boulot de petite bonne chez une famille pour laquelle j’ai travaillé 4 ans, avec un salaire de 20 birr par mois. C’étaient des personnes très agréables, à l’excepté d’un homme qui est arrivé un peu plus tard, et qui a cherché à abuser de moi. J’ai alors démissionné pour aller vivre chez ma sœur. Incapable d’expliquer la raison de mon retour, je ne me sentais pas à mon aise, avais l’impression de déranger sa vie de famille. Je me suis fait discrète, et en attendant j’enchaînais les petits boulots : plongée, restauration, salon de coiffure. J’avais un salaire, j’étais contente. Tout l’argent que je gagnais, je le renvoyais à ma famille, j’étais heureuse et honorée de pouvoir contribuer à son bien-être. Je ne m’achetais jamais rien de personnel.

Puis je suis retournée chez mon frère. Entretemps, il s’était marié, et sa femme trouvait gênante ma présence dans son foyer. Je me décidai donc à partir, et cherchai à me mettre en colocation avec des amies. Ma famille était premièrement hésitante, j’étais si jeune (j’avais 14 ans). En expliquant ma situation à un autre de ses frères, j’ai pu obtenir leur permission. Une nouvelle vie, très dure, a ainsi commencé pour moi.

Mes colocataires travaillaient dans une boîte de nuit. Elles ramassaient beaucoup d’argent tous les soirs (plus de 100 birr ~ 3 euros). Elles m’ont proposé de faire de même, j’en étais ravie à la vue de tout cet argent. Ma vie nocturne a débuté, et elle fut de courte durée. J’ai découvert un monde étrange, avec des vêtements trop courts, des comportements tapageurs… En clair, de la prostitution. Refusant de m’adonner à ces pratiques, je suis partie, une fois de plus.

Au chômage, je m’en suis remise au « Pôle Emploi » informel éthiopien. Fendika, centre culturel réputé à Addis, recherchait à l’époque une caissière. Je ne connaissais rien à la tenue d’une caisse, mais j’ai fait comme si et j’ai été embauchée. J’avais 16 ans. A mes débuts, un collègue m’a appris les rudiments de la comptabilité. La musique, la danse, l’ambiance du centre me rendaient heureuse. Je gagnais 300 birr par mois. Mais je rentrais tous les soirs à 3h chez moi, en taxi ou à pied, et ça devenait trop dangereux pour moi. J’hésitais à arrêter. Melaku, le gérant du lieu, m’a alors proposé de m’installer chez Fendika : je serais nourrie, logée, blanchie. Le soulagement. J’avais trouvé une maison, j’étais en sécurité.

Malgré tout, un point noir, et de taille, persistait. Ma famille, sachant que je travaillais la nuit dans un bar, était persuadée que je me prostituais. Mes parents refusaient de venir me voir, refusaient mes cadeaux, refusaient de me parler. Ça me rendait malade. De mon côté, j’aimais beaucoup ce que je faisais, j’étais bien traitée. Mais c’était très dur d’être rejetée par mes proches. Mais je ne lâchais rien : tous les ans, en septembre, je me rendais à la grande célébration annuelle de mon village natal. Au bout d’un moment, voyant que je n’en démordais pas, mon père a accepté de se rendre à Fendika voir ce que j’y faisais, et tout s’est remis en place.

Fendika, finalement, c’était devenu ma famille, ma maison. Je chantais, je dansais dans mon temps libre. Et puis j’avais commencé à participer en cachette aux cours de danse de Melaku. Puis j’enchaînais avec les cours gratuits du National Theater. La nuit j’étais caissière, le jour je dansais. Cette liberté m’avait donné des ailes. Finalement, une occasion s’est présentée : la partenaire de danse de Melaku était partie vivre à l’étranger, et celui-ci m’appelle pour danser à ses côtés. Ma première performance, à l’Alliance Ethio-Française, pour un spectacle de danse Azmari, je m’en souviendrai encore longtemps. J’étais fière. Surtout que ça ne s’est pas arrêté là : Melaku me demandait toujours de le rejoindre danser au dernier moment. Il me poussait aussi à commencer à chanter : j’ai rejoint Ethiopia Circus, enregistré un CD avec une chorale, fait des publicités.

Une caissière a été embauchée pour me remplacer, je suis désormais artiste à plein temps. Les choses évoluent. Le projet Fendika, aussi, grandit au fur et à mesure. Ça a dû alerter des personnalités : des personnes bien loties sont souvent venues me proposer d’autres boulots, avides de démontrer leur puissance. Mais ce qu’ils n’ont pas saisi, c’est que ce n’est pas l’argent qui me maintient chez Fendika. C’est l’amour qu’il y a dans le groupe.

On part souvent à l’étranger avec Melaku pour participer à des festivals dans le monde entier. Autriche, France, Belgique, Hongrie, Maroc. Je ne mérite pas d’avoir accès à tout ça si rapidement, de travailler avec des légendes. Beaucoup de danseurs n’ont pas cette chance. 2020 est déjà complet : on enchaînera 25 concerts aux Etats-Unis, on partira au Japon en avril puis en Europe.

Bref, s’il y a un message que je souhaite faire passer, c’est que j’ai découvert mon talent ici, chez Fendika. Melaku l’a fait émerger, et m’a donné de l’espoir. On a tous besoin de quelqu’un pour nous apporter un tel soutien. C’est génial, pour moi, pour ma famille, pour mon pays.

Dieu sait ce qui m’attend dans le futur. Mais je veux être comme Melaku. Je veux être unique. Je ne veux pas être une imitatrice. Je veux créer de nouvelles choses.

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